Il ne pleurait jamais

By Vagabonde. - 05:49

 



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Pourquoi l’ouvrir ? L’enveloppe trainait sur le meuble de l’entrée, papier brun sur lequel s’épanchait son prénom, son nom ; à Théodore Orwell, Théo pour les intimes, à cet amour perdu, ce naufrage réaccordé, ce désir brûlant de gueuler, Théo, tu me manques. C’est ce qu’elle aurait dit, n’est-ce pas ? C’est ce qu’elle aurait murmuré dans son oreille avant de s’enfuir une énième fois. C’était cela, le sentiment coupable, tout droit planté dans le cœur, bourgeonnant dans le sang, hantant les poumons par cette manière de fermer les organes. Des crises d’angoisse il en faisait régulièrement, plus encore depuis l’annonce de sa mort. Telle Marie, effrayé par les ailes blanches de la joie, le désespoir apparu au coin de sa porte, un matin radieux où la vie flottait encore en chaque homme, en lui aussi. Inconscient. Inconsistant. Le marais ébène de la tristesse saccagea plusieurs jours après la nouvelle de son départ. Ce que ça lui semblait futile, à présent, ces ressentiments à son égard, ces mots orduriers qu’il lui avait jeté pour apaiser la colère qui grondait. A son enterrement, il s’est assis dans cette salle obscure où elle gisait. Léonore, Léo, affamée de vie, fauchée. Dans un banal accident de voiture. Juste un poids lourd dérivant et elle, toujours traversant sans voir, la musique à fond dans ses oreilles. Ecoutait-elle encore Schubert lorsqu’elle ferma ses paupières, écroulée dans ses ruisseaux de sang sur le bitume de l’avenue la plus fréquentée de New-York ? Bien sûr, ils en avaient parlé dans les journaux mais Théo, au lieu de s’abreuver et d’alimenter ses angoisses, ironisait à Interpole, l’organisme dont il su trouver une place de développeur professionnelle. Interpole c’était juste une couverture, comme dans les films, en réalité il travaillait pour les services secrets, talentueux quand il s’agissait de hacker, les sécurités les plus difficiles, les plus pernicieuses semblaient un stimulant à ses pensées, l’aidait à le canaliser. Léo également, l’aidait, par leurs nuits d’amour, leurs discussions effrénées jusqu’au bout de l’aube. Leur relation avait débuté à leur image, par écran interposé, tinder, je te like… ou pas. Pour Théo, 99% des profils swipaient vers la gauche, trop moche, pas d’intelligence, pas de discussion, non, non, non. Il avait même investi, payé un abonnement afin de mettre les chances de son côté pour rencontrer la femme de sa vie. C’est mathématique disait-il à Gauthier, je vois les likes et je peux appuyer pour super-liker. Ses yeux s’accrochèrent, happés par la beauté vespérale de Léo, son profil reflétait son mystère, quelques mots clés Tanizaki, Mishima, Camus, De Noailles, Apollinaire, PS : je ne parle pas aux gueux. Cette dernière acheva la volonté d’exigence de Théo, déjà amoureux. Mais tu es partie… tu m’as… le mot ne sortait pas de sa gorge, bien ancré dans ses refoulements. Vivre sans pleurer, jamais pleurer. Car Théo, dans son orgueil viril un peu, possédait la pensée idiote de devenir un roc. Pour sa famille, pour sa sœur, son jeune frère, pour sa mère prise dans les tourments de la dépression. L’argent qu’il gagnait grassement, la moitié, partait renflouer les comptes d’Elsa et d’Enzo, et de la mère, juste au cas où. Léo gagnait bien sa vie, voyageuse intrépide, graphiste freelance, elle peignait du numérique tel un De Vinci, n’ayant que peu de considération pour les entreprises dans lesquelles elle travaillait. Faut bien que je mange et que je me fasse plaisir, on n’a plus que vingt ans à vivre so… Mais tu n’es plus là. M… morte. Morte. Il ne reste de toi qu’un corps dans une boite dans la terre, de la peau décharnée. Il ne restera que de toi des os blancs et nacrés lorsque la vermine aura terminé son œuvre, te décomposer.

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